Face à une concurrence toujours plus intense, chaque entreprise doit trancher une question stratégique décisive : continuer à jouer selon les règles établies du marché ou redéfinir ces règles pour créer son propre espace de croissance ?
Pour comprendre ce dilemme, il faut d’abord rappeler comment fonctionne un marché concurrentiel. Dans la plupart des secteurs, plusieurs acteurs proposent des biens ou services similaires à une clientèle qui compare les prix, la qualité et l’innovation. La rentabilité dépend alors de la capacité à se différencier, à maîtriser ses coûts et à capter une part significative de la demande. C’est dans ce cadre que se déploie la stratégie dite d’océan rouge, où les entreprises luttent pour des parts de marché limitées.
La stratégie océan rouge désigne ainsi la compétition dans un marché existant où les règles du jeu sont déjà établies. Les entreprises s’y affrontent pour gagner des parts de marché en réduisant leurs coûts ou en différenciant légèrement leurs offres. Elle permet d’entrer rapidement sur un marché connu, d’exploiter des infrastructures déjà en place et de mesurer facilement ses performances. Mais l’inconvénient majeur réside dans l’intensité de la concurrence : les marges sont souvent faibles, et les guerres de prix fréquentes.
Dans la téléphonie mobile en République démocratique du Congo (RDC), Vodacom, Airtel et Orange se livrent une compétition acharnée. Leur domination par les coûts en multipliant les offres à bas prix, les promotions et l’optimisation des dépenses opérationnelles est une stratégie centrale, mais leur rentabilité repose aussi sur le fait qu’ils opèrent sur des marchés de masse. Des millions d’abonnés utilisent chaque jour leurs services de téléphonie mobile, d’internet mobile et de mobile money. Selon l’ARPTC, la RDC comptait à la mi-2024 environ 59,7 millions d’abonnés à la téléphonie mobile. Les parts de marché en termes d’abonnés sont dominées par Vodacom (~36,78 %), suivi d’Airtel (~28,79 %) et d’Orange (~28,33 %). En matière de revenus de l’internet mobile, Airtel arrive en tête (~37,7 %), devant Orange (31,5 %) et Vodacom (~27 %). Ces chiffres illustrent bien que ces opérateurs ne visent pas seulement à proposer des prix bas : ils misent sur le volume, car plus ils disposent d’abonnés , même avec des marges unitaires réduites, plus ils génèrent de revenus globaux. Le marché de masse permet ainsi d’amortir les investissements dans les réseaux et d’élargir les sources de revenus (voix, SMS, données, mobile money).
À l’opposé, la stratégie océan bleu, théorisée par W. Chan Kim et Renée Mauborgne, consiste à créer un marché totalement nouveau où la concurrence devient quasi inexistante. L’objectif est d’innover, de redéfinir les règles du jeu et de rendre la concurrence moins pertinente. Cette approche permet de capter une demande inexploitée, de fixer ses propres prix et de bâtir un avantage concurrentiel durable. Un exemple marquant est Tesla, qui a redéfini l’automobile électrique en proposant un écosystème complet alliant innovation technologique, réseau de recharge mondial et image de marque avant-gardiste. Dans le secteur bancaire congolais, certaines institutions comme Rawbank, Equity BCDC, FirstBank DRC et UBA expérimentent elles aussi des logiques d’océan bleu. En parallèle de la concurrence classique pour attirer les dépôts ou financer les entreprises, elles investissent dans des services digitaux, des partenariats fintech et des solutions de paiement mobile qui ouvrent de nouveaux espaces de marché, au-delà du simple réseau d’agences physiques.
Réussir une stratégie d’océan bleu ne peut relever de l’improvisation : l’entreprise doit d’abord analyser avec précision les besoins non satisfaits afin de repérer une clientèle délaissée, un problème non résolu ou une expérience client à réinventer. Cette démarche suppose une capacité d’innovation soutenue, adossée à des ressources financières et humaines capables de concevoir, tester et ajuster des solutions inédites sans garantie de retour immédiat. Il est tout aussi essentiel d’ériger des barrières à l’entrée revets, savoir-faire, partenariats exclusifs pour éviter une copie rapide, tout en veillant à ce que le projet soit évolutif et puisse s’étendre à d’autres segments ou régions afin de rentabiliser les investissements. L’alignement organisationnel reste déterminant : la direction et les équipes doivent adhérer à une culture d’entreprise ouverte au changement et au risque, tandis qu’une gestion rigoureuse de la coexistence avec les activités existantes est nécessaire pour maintenir leur performance pendant la transition vers le nouvel espace de marché.
S’adapter au jeu concurrentiel existant est souvent nécessaire pour sécuriser des revenus dans un marché mature. Les opérateurs télécoms en RDC en sont la preuve : Vodacom, Airtel et Orange tirent profit de la maîtrise des coûts mais surtout de la puissance de marchés de masse, leur permettant de rentabiliser leurs infrastructures et de diversifier leurs revenus.
Cependant, créer son propre océan bleu demeure la voie la plus prometteuse, à condition d’y recourir avec méthode. Une analyse rigoureuse, un financement solide, des barrières à l’entrée et un engagement organisationnel sont indispensables.